Deuxième levé conjoint Canada – É.-U. du plateau continental étendu dans l’Arctique

Deuxième levé conjoint Canada – É.-U. du plateau continental étendu dans l’Arctique – Rédigé par Lawrence Taylor

Table des matières


En route (Les 6 et 7 août)

Le parfum terreux de la brise tiède et la douce averse estivale ont vite remplacé la panique frénétique déclenchée par ma radioréveil à 4 heures ce matin, et je me dépêche de placer mes bagages et mon équipement photo à bord d’une des cinq fourgonnettes garées devant l’entrée de l’Institut d’océanographie de Bedford, qui vont nous amener (environ 80 scientifiques et membres d’équipage) à l’aéroport de Stanfield pour notre premier vol affrété sur FirstAir. La pluie qui saluait notre départ matinal nous rejoindra à la fin de la journée, mais le paysage sous nos pieds aura considérablement changé.

Sous des cieux plus cléments comme les nôtres, nous sommes habitués au murmure des feuilles caressées par le vent, à la palette sombre de la terre contrastant avec la couronne verte des feuillages et aux arômes de l’été. Si arômes de l’été. Si nous nous éloignons de Halifax, dans n’importe quelle direction, nous ne serons pas dépaysés, même après quatre heures de route. Mais après un trajet de la même durée en avion, en direction nord-ouest, comme celui de ce matin, nos sens sont assaillis par un paysage radicalement différent.

Après un brunch chaud et un petit somme, nous atterrissons quatre heures plus tard à Rankin Inlet pour faire le plein, changer d’équipage de conduit et nous dégourdir les jambes tout en servant de snack à  quelques moustiques, avant de repartir pour Kugluktuk. La haute végétation est remplacée, dans le meilleur des cas, par de l’herbe poussant jusqu’au mollet, ponctuée d’îlots de fleurs mauves. Le sol, lorsqu’il n’est pas humide sous les pieds, est dur comme du roc: de la pierre sporadique parsemant de vastes surfaces plates. Des étangs en enfilade, ou une rivière inopinée, ornementent l’écrin vert et gris du sol.

Nous sillonnons le ciel pendant encore deux heures, avant d’émerger des nuages au-dessus d’un terrain similaire avec quelques flaques de neige isolées, et nous atterrissons sur une piste de gravier poussiéreuse. Après un dernier péage aux moustiques à la sortie de l’aéroport, nous nous dégourdissons de nouveau les jambes en contemplant la communauté de Kugluktuk à notre droite, et devant nous, le NGCC Louis S. St-Laurent, ancré au large des côtes.

Comme des libellules hyperactives, des hélicoptères de la Garde côtière canadienne ont fait une navette constante depuis ce matin entre l’aéroport et le pont d’envol du navire, déménageant équipage et matériel pour faire de la place à notre contingent. Alors que la soirée s’achève, le transbordement de l’équipage et des scientifiques prend fin, et il ne  reste plus à charger dans le filet d'arrimage en dessous de l’un des hélicoptères que les bagages et les provisions trempés par une ondée estivale plutôt rare en Arctique.

Une fois les passagers, les bagages et les équipements bien installés à bord, le NGCC Louis S. St-Laurent lève l’ancre et se dirige vers la pleine mer. Au cours des six prochaines semaines, nos pieds ne fouleront que du métal et du linoléum. Les tièdes brises estivales seront remplacées par les effluves envoûtants de la salle à manger et nos regards ne retrouveront plus à l’horizon les tons rassurant de brun, de vert et de gris qui nous servaient de repères. Seule la pluie restera inchangée. Mouillée!...Pour l’instant.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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La vie à bord (Le 8 août)

Je m’attendais à abandonner le navire, à apercevoir des floes (plaques de glace flottantes) et à croiser des ours blancs ou même à affronter du mauvais temps, mais certainement pas à rencontrer « Le plus grand perdant » de la terre ou à écouter un solo de batterie dans la salle de conditionnement physique.

Les deux premiers jours en mer ont été une expérience fascinante. L’équipe scientifique était occupée à  installer le matériel et à en fignoler le réglage, qu’il s’agisse d’ordinateurs ou de canons à air destinés aux prochains travaux de prospection sismique marine. Les exercices et les manœuvres auxquels les membres devaient se soumettre en essayant d’enfiler leur épaisse combinaison de survie et leur gilet de sécurité avant de rejoindre le poste de rassemblement au son de l’alarme d’abandon de navire étaient l’occasion de grosses rigolades et de séances de photos désopilantes.

L’équipage, qui ne chômait pas non plus, conduisait les exercices et aidait les nouveaux venus à se familiariser avec le navire et son équipement. Il y avait des protocoles à apprendre pour la préparation de l’hélicoptère et pour le lancement en mer des canots de sauvetage en forme de saucisse rouge pompier.

Comme tout le monde, vous avez été à des soirées de rencontre sociale, mais n’avez-vous jamais participé à un cocktail d’accueil où les gens se mettent soudain à crier à l’ours? Ceux d’entre nous qui n’étaient pas de service ce soir-là étaient rassemblés dans le salon avant, à faire connaissance tout en grignotant et en buvant allégrement.

Soudain, un cri retentit : « Ours! ». Tout le monde se précipita sur le pont à tribord pour contempler le spectacle d’une maman ourse et de ses deux petits s’éloignant doucement à la nage, à une trentaine de mètres du navire. C’était notre deuxième rencontre oursin de la journée !

Avec toute cette bonne bouffe à bord, certains d’entre nous, dont le capitaine, ont décidé de relever le défi du jeu « Le Grand Perdant ». La séance de pesage dans la salle de conditionnement physique a été bercée par un solo de batterie joué à partir du loft au-dessus de nos têtes. Un peu plus tôt, le piano du salon avant a donné signe de vie et le cocktail d’accueil a été suivi d’un concert de jazz improvisé. Qui l’eût cru, que la vie à bord du navire pouvait être aussi animée?

La plus grande surprise pour tout le monde, et qui a entraîné une petite sortie de reconnaissance de l’hélicoptère, était un floe de 16 km de large. Puisqu’on était à bord d’un brise-glace, on va la briser cette glace, non? Durant la réunion en soirée entre les scientifiques et les officiers, il a été cependant conclu qu’il nous faudrait une semaine pour franchir cette glace, qui avait plus d’un mètre d’épaisseur, et qu’il vaudrait donc mieux la contourner. En raison des mouvements de glace cette année, notre itinéraire a dû emprunter une route plus australe et nous risquons de trouver des bancs de glace particulièrement épais à certains emplacements clés de nos recherches.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Le nouveau voisin (Le 12 août)

Deux vieux amis, séparés par un continent, ont quitté leurs foyers sur les côtes du Pacifique et de l'Atlantique pour se retrouver en Arctique. Une marche rapide vous permet d'arpenter le pont du navire, de la poupe à la proue, à une vitesse de quatre nœuds, ce qui vous maintient au même niveau que la glace qui flotte autour de vous.

C'est parfait pour passer le temps ou pour faire de la prospection géosismique, mais quand il s'agit d'affronter des blocs de glace épais d'âges divers, notre navire a besoin de bien plus que quatre nœuds, et c'est là qu'intervient notre nouveau voisin, l'USCGC Healy.

À première vue, les de regarder dans un miroir embué ou de contempler un hologramme déformé du NGCC Louis S. St-Laurent. On reconnaît la silhouette familière du brise-glace, sa coque rouge et son châssis blanc basculant vers l'avant. Mais à mesure que l'on s'approche du bâtiment, d'autres détails  distinctifs se révèlent : la rayure noire à travers le châssis, les énormes mots « U.S. COAST GUARD » peints en blanc sur l'avant du travers et le chiffre « 20 » à l'arrière.

Peu après la rencontre des deux navires, un hélicoptère vient chercher le capitaine du Louis, et le chef de son équipe scientifique. Le pilote ayant obtenu le feu vert de la tour de contrôle du Healy, l'hélicoptère atterrit sur le pont, guidé par deux membres de son équipage. Les feux du pont s'allument en jaune lorsque l'hélicoptère touche le sol pour devenir rouges à l'arrêt complet du rotor.

Les rapports entre les chercheurs polaires canadiens et américains dans l'Arctique ont une longue histoire. Se retrouvant sur le pont d'envol après un an d'absence, les capitaines se serrent la main avant de se rendre au salon des officiers pour échanger cadeaux et anecdotes. David Mosher, chef de l'équipe scientifique du Canada, est accueilli par son ancien superviseur, Larry Mayer, et les deux hommes, armés d'outils de travail, disparaissent rapidement dans les entrailles du navire. Dave passera la nuit à bord du Healy, où se déroulera le test de la « signature » du matériel sismique du Louis.

Après un briefing rapide de tous les chefs, le capitaine du Louis demande une rencontre sur le pont. Puis une demande est transmise au Louis en écoute amplifiée. Le capitaine du Healy n'était pas au courant du complot, et son visage s'illumina d'un grand sourire quand la chanson « Reunited » (Enfin réunis) éclata dans les haut-parleurs du bateau.

C'était la petite touche amicale entre bons voisins qui allait donner le ton des cinq prochaines semaines que les deux seuls résidents de ce quartier de glace allaient passer ensemble, séparés seulement par deux petits kilomètres de glace et d'eau.

Avant que la grande aventure ne commence, le Louis entame une sorte de danse nuptiale autour du Healy, une figure huit, pour permettre le calibrage des ondes acoustiques de son système sismique à mesure qu'il s'éloigne ou s'approche du Healy. Grâce à ces lectures, les géologues pourront déterminer exactement le taux de diminution de l'onde acoustique rayonnant à partir de sa source.

Au cours des prochaines heures, les équipages des deux navires vont se prendre mutuellement en photo pendant que les deux vaisseaux sont à 100 mètres de distance -- après tout, c'est ce que font tous bons voisins avant une longue aventure en commun.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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L'observatrice des glaces (Le 14 août)

Brise-glace, observatrice des glaces – L'un ne va pas sans l'autre. Vous ne trouverez pas plus dévouée à l'étude de la situation glacière que Barbara Moyneaux, officière observatrice des glaces du navire de la Garde côtière canadienne (NGCC) Louis S. St-Laurent. Qu'elle soit à son bureau, sur le pont du navire, appuyée sur la rambarde avec sa caméra, ou effectuant une inspection rapide sur la glace, Barbara est complètement concentrée sur son sujet.

Contrairement à la conduite sans surprise sur des autoroutes pavées, notre navire doit se déplacer sur une eau en constant évolution en raison de l'état changeant des glaces, qui est directement lié aux effets du vent, des températures de l'eau et de l'air, de l'épaisseur et de l'élévation de la glace. Pour faire son rapport quotidien tous les soirs au Capitaine ou au Chef de l'équipe scientifique, ou pour les aider à tracer la prochaine route à suivre, Barbara doit tenir compte de nombreuses variables.

Les glaces qui entourent le navire n'ont pas nécessairement le même âge ni le même degré de  décomposition durant l'été. C'est pourquoi Barbara prend des tas de photos, sans aucune retenue, et  elle dispose de milliers d'images dans ses archives. Ce n'est pas tout le monde qui peut traduire des images en paroles, mais Barbara a une telle passion pour son travail qu'elle n'a aucun problème à expliquer comment les diverses variables enregistrées se combinent pour donner une image du Grand Tout.

Barbara a appris à lire les différences subtiles des images transmises par les radars des satellites, alors que pour des yeux non-initiés, ces images ont plutôt l'apparence de photos noir et blanc de nuages. La lecture précise d'images radars est la clé du succès des activités de recherche de cette année. Pour interpréter correctement ces images, Barbara doit recourir à ses connaissances pratiques de la météorologie et de l'océanographie, ainsi qu'à son expérience antérieure pour distinguer les glaces anciennes des nouvelles, les glaces concassées des glaces compactes et pour faire des prévisions de ce qui pourrait nous attendre.

L'utilisation de prédictions est un ancien artifice dramatique destine à retenir l'attention du public. Les premières images satellites reçues relevaient à peu près des mêmes méthodes, au grand dam des scientifiques qui devaient planifier des mois à l'avance leurs travaux de recherche de cette année. Les images satellites plus récentes nous situent dans des régions où les glaces sont parmi les plus épaisses.

Avec leur présentation multicolore, les cartes d'épaisseurs des glaces de Barbara contribuent à  l'ambiance dramatique. Vous connaissez le dicton: «vert vas-y, jaune prudence, rouge arrête, violet danger! » Et comme vous l'aurez deviné, le point de départ de notre première ligne de base est noyé dans du violet. Une plaque de glace ambulante, large d'environ 15 kilomètres et longue de 10 kilomètres, composée de glaces d'âges divers, a été un parfait exemple des difficultés que présentent les  glaces épaisses. À certains endroits, la plaque avait bien plus d'un mètre de glace en dessous de la ligne de flottaison. Malgré les efforts du navire qui s'acharnait en un va et vient constant à écraser la glace sous sa coque, nos progrès étaient lents et laborieux. Heureusement, Barbara a pris l'hélicoptère pour guider nos manœuvres, sinon cela nous aurait pris une semaine pour franchir cet obstacle.

Avant d'entreprendre ce voyage, je ne connaissais pas le rôle crucial de scientifiques comme Barbara Moyneaux. Mais pour permettre aux géologues d'atteindre leur jalon des 3 000 km, il faut un observateur ou une observatrice des glaces à bord d'un brise-glace, cela va de soi.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Les observateurs des mammifères marins (Le 15 août)

Pour être un OMM ou, en bon français, un observateur des mammifères marins, il ne faut pas avoir peur des hauteurs, car le lieu de travail est, non pas la montagne, mais l'équivalent en mer : un observatoire situé nettement au-dessus de la ligne de flottaison, où le vent froid a vite fait de réduire en larmes la plupart des habitants du sud. Pour le trio d’OMM originaires de Paulatuk (Territoires du Nord-Ouest) qui travaillent sur notre navire, en plus de leur extrême gentillesse, leur résistance au froid  l'accompagne d'une acuité visuelle exceptionnelle. Leur mission est de repérer les animaux mari ns tous les jours 24 heures sur 24, dans cet environnement ingrat.

D'habitude, les OMM travaillaient à la belle étoile, avec le ciel comme plafond. Cette année, ils disposent d'un petit « affût » modeste mais bien équipé avec une fenêtre, une chaise, un crochet sur le mur de contreplaqué pour accrocher la planchette à pince pour leurs notes et une rallonge électrique pour le GPS. « C'est formidable », explique Dale Ruben : « Maintenant, nos notes ne sont plus mouillées ». Dale partage le poste d'observation avec John Ruben, un membre de sa famille, et Jonah Nakimayak pendant des quarts de travail de huit heures.

Phoques, baleines, morses et ours blancs font partie de la liste des mammifères marins habitant ces régions, mais en fait, les phoques annelés et les ours blancs sont les animaux que nous voyons le plus souvent. Jonah explique qu'à la différence des ours blancs de Churchill, dans le Manitoba, les ours d'ici ne quittent pas la région « aussi longtemps qu'il y a de la glace ». Je lui demande s'ils dorment roulés en boules comme les chiens huskies, mais la réponse est que les ours dorment à plat ventre, souvent au bord de l'eau. Ils sont plus faciles à repérer quand le ciel est couvert, et Jonah a un truc pour les trouver : « Je cherche une forme jaune ».

Parfois, des drames surviennent dans ce paysage dénudé de glace et d'eau, où la vie et la mort se côtoient. En suivant au moyen d'une lentille de caméra le vol de quatre oiseaux semblables à des mouettes, je découvre leur destination : un banc de neige ensanglanté avec les restes de ce qui semble être un phoque annelé. Les oiseaux font plusieurs tours au-dessus de la victime pour s'assurer de l'absence du prédateur, puis plongent sur les restes et attrapent des morceaux de la proie avant de remonter à toute vitesse.

Dès qu'un mammifère marin est repéré, le mouvement des pistons pneumatiques du système sismique est immédiatement interrompu jusqu'à ce que l'animal soit à l'extérieur d'un rayon d'un kilomètre du navire. Les OMM enregistrent la rencontre, en notant les détails telles que les coordonnées du GPS et les données météorologiques, qui sont également consignées sur une base horaire.

Invité à nommer ce qu'il aime le plus dans son travail, Jonah répond en souriant : « J'aime être au grand air », avant de s'éloigner les yeux rivés sur l'horizon.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Aventures sismiques (Le 19 août)

Les grandes expériences se mesurent souvent aux triomphes d’une personne devant l’adversité. Ou, si l’on veut être moins littéraire, aux victoires arrachées à un satané système.

En terme d’équipement, la pièce maîtresse à bord de notre navire est indiscutablement le matériel de sismographie -- un traîneau sous-marin pesant, une flûte sismique de 300 mètres de long (ou EEL de son nom technique) et une batterie d’ordinateurs. Tout ce matériel, ainsi que le compresseur d’air qui  insuffle la vie au système, sont placés sous la supervision de Borden Chapman, le technicien en chef. Quand on voit la complexité du système et le potentiel d’erreurs et de défaillances, on s’étonne que Borden n’ait pas encore remis son tablier. Il faut savoir que le technicien en chef dispose de deux atouts clés qui contribuent à réduire son niveau de stress lorsque les choses vont mal -- quatre ans d’expérience sur le terrain et une équipe sensationnelle, qu’il a constituée lui-même.

« La seule façon d’améliorer un  matériel comme celui-ci est de le mettre à l’épreuve sur le terrain », explique Borden. « Nous avons rencontré toutes les conditions que vous pouvez imaginer ». L’année dernière, l’équipe avait emporté à bord un deuxième c ompresseur, ce qui a permis de poursuivre les travaux quand le premier est tombé en panne. Mais la courbe d’apprentissage reste particulièrement raide. « Cela fait deux fois que nous avons carrément rebâti ce foutu machin, mais ça nous a permis d’en connaître les petits défauts ». Jusqu’ici, la persévérance et l’ingéniosité ont été récompensées par la récolte d’excellentes données et une durée de remorquage record de 80 heures sans interruption. Les tâches des techniciens s’étaient limitées à l’entretien et au babysitting. L’inattendu est survenu avec les déboires de l’EEL avec la glace. 

« Normalement, l’EEL ne pose pas de problème pour être ramené à bord, ce serait plutôt au moment du déploiement » explique Borden. Cette fois-ci, malheureusement, l’EEL a commencé à faire des siennes

quand la glace s’est accumulée derrière la poupe. Remonter le gros traîneau n’a pas été trop difficile. Par contre, la flûte plus légère restait coincée entre des blocs de glace ou s’enroulait autour de la poupe.

« Heureusement, on a une excellente équipe et les gars ont pu orienter le navire à partir de la poupe, en manœuvrant le bâtiment avec des gaffes et en repoussant les blocs de glace, ce qui nous a permis de libérer la flûte et de ramener le tout à bord ». Cette équipe exceptionnelle a joué un rôle essentiel dans la maîtrise du principal équipement du projet. Mais pour quelles raisons ses différents membres ont-ils accepté de sortir de leur retraite pour s’embarquer dans une expédition comme celle-ci? Était-ce l’appel du Grand Nord?

« Pour la plupart d’entre nous, qui avons passé une grande partie de notre vie en mer, c’était l’occasion  de participer à une entreprise qui, un jour, fera une grande différence pour le Canada », déclare Borden. « Quelle meilleure façon de finir sa carrière? » « D’ailleurs », nous confie-t-il, « ce que j’aimerais, c’est de franchir le Pôle, si jamais on en avait l’occasion… mais je doute que cela puisse arriver ».

L’équipe technique de sismographie 2009:

Borden Chapman, Technicien en chef

Peter Vass, Technicien/Fabrication

Roger Oulton, Technicien /Compresseur

Fred Learning, Technicien /Compresseur

Nelson Ruben, Technicien /Entretien du canon à air

Ryan Pyke, Électronicien/Entretien du canon à air

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Les secrets de la Terre (Le 20 août)

John Shimeld, 2e scientifique, qui passe normalement tout son temps à travailler sur son ordinateur sur sa couchette ou à consulter des piles de données dans le brouhaha du laboratoire sismique, ne cache pas sa grande satisfaction de faire partie de cette expédition : « C'est un véritable plaisir quand le matériel fonctionne bien et que les données recueillies sont de bonne qualité. Je pense que nous sommes tous absolument euphoriques. » Il avoue par ailleurs que « c'est passionnant d'explorer une région sur laquelle personne ne dispose encore de données. Nous découvrons les petits secrets de la terre; de fait, nous les voyons se dérouler sous nos propres yeux ».

John n'est pas un beau parleur, ni quelqu'un qui a beaucoup de bagout, mais à l'écouter discuter intarissablement de ce voyage, on se rend compte de la grande passion qui l'anime sous des dehors impassibles, même si cette expédition est sa troisième tournée à bord du NGCC Louis S. St-Laurent. « Pour moi », explique-t-il « c'est une chance incroyable d'assister à une opération comme celle-ci sous tous les rapports et d'acquérir les données, de les traiter, de les interpréter et d'essayer d'en saisir la signification en term es d'histoire géologique de l'Océan arctique. »

Alors que j'ai encore du mal à distinguer entre la terre et la mer, John ne tarit pas d'éloge sur l'expérience qu'il est en train de vivre : « J'ai l'impression de prendre part à un voyage sur la lune. Je sais que ce n'est pas aussi grandiose, mais c'est quand même toute une  expédition. » Débordant d'enthousiasme, il explique : « Des fois, je me sens tellement chanceux de pouvoir être sur le nid de pie, sur la plateforme supérieure du pont, à regarder la neige et à essayer d'y détecter un signe de vie. Et dès que je repère un phoque ou un ours blanc, j'ai le cœur qui bat la chamade : il y a une vie là, c'est incroyable, c'est inimaginable! »

John est encore mal remis de la nuit blanche qu'il a passée avec les techniciens sismiques à essayer de déterminer ce qui a causé la dégradation des données recueillies hier soir, mais sans que son enthousiasme n'en soit refroidi. « C'est de loin la mission la plus réussie cette année, à bord du Louis » affirme-t-il, en donnant tout le crédit à son équipe. « Toute cette équipe de spécialistes qui ont mis sur pied ce programme, ils ont tellement d'expérience dans tous les domaines, de la gestion du projet à la logistique, jusqu'à l'acquisition du matériel ». Il explique qu'en plus des cinq ans de préparation préalable, une année toute entière a été consacrée à la planification du projet.

Et les difficultés qui surgissent parfois, comme il fallait s'y attendre, sont amplement compensées par de nombreuses récompenses. John en donne un exemple : « La terre recèle d'innombrables secrets, surtout au milieu du Bassin canadien   Et quand on découvre un volcan en sommeil, enseveli depuis toujours sous la glace, la neige et l'eau, à 3 - 4 kilomètres sous l'océan, quelle satisfaction que de pouvoir plonger notre regard dans les profondeurs des mystères de la terre ».

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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À la mémoire du Capitaine Bartlett (Le 22 août)

La couronne lancée dans l’eau, à 3,8 kilomètres au-dessous de nos pieds, suit sa propre route et trajectoire, accompagnée de nos pensées solennelles. Les temps modernes où nous vivons nous  onnent la possibilité d’examiner la vie intime de nos héros, de nos icônes et autres modèles à suivre, grâce à la prolifération des iPod, des téléphones cellulaires, des émissions en direct sur le web, des clips sur YouTube et des fichiers MP3. Mais qu’en est-il de ceux que l’esprit d’aventure a entraînés au loin, vers des terres exotiques ou des mers de glace, durant des périodes de l’histoire où la technologie moderne n’était pas à base de silicone, et dont les péripéties étaient couchées à l’encre, sur du papier.

Aujourd’hui, le 22 août, le souvenir d’un marin légendaire a été honoré par une couronne et évoqué  dans un discours simple, mais éloquent, du Capitaine du NGCC Louis S. St-Laurent qui en a retracé le passé glorieux. Les membres d’équipage, sapés dans leurs uniformes d’apparat, et les passagers du Louis  étaient tous réunis sur le pont d’envol du navire pour commémorer la vie du Capitaine Robert A. “Bob” Bartlett, le fameux explorateur arctique de Brigus, à Terre-Neuve. Le Capitaine Bartlett a passé plus d’un demi-siècle dans l’Arctique, où il a dirigé un nombre record d’expéditions, qu’aucun autre marin n’a battu depuis. Pêcheur de profession, il s’était intéressé aux sciences, à la cartographie et aux levés. Le mois dernier, le Canada a honoré sa mémoire par l’émission d’un timbre spécial. Cent ans après sa participation à l’expédition polaire de Robert Perry, les habit ants de Brigus en particulier, les Terre-neuviens et Labradoriens en général, célèbrent encore la mémoire de ce héros local.

Dans son discours, l’officier commandant du Louis, le Capitaine Rothwell, explique à son auditoire : « Peu importe la période où l’on vit, il y a toujours des obstacles à franchir et des problèmes à résoudre ». Le Capitaine Rothwell nous rappelle que, malgré tous les progrès technologiques réalisés, nos efforts se   heurteront encore et toujours aux deux éléments incontournables de l’Arctique : la glace et le froid.

En honorant le sens de l’aventure et le courage de ceux qui nous ont précédés, déclare le Capitaine Rothwell, nous célébrons nos propres aventures passées et présentes, vécues sur les mêmes eaux que celles où le Capitaine Bartlett avait navigué. Il est donc fort approprié que le Louis célèbre par la même occasion le 15e anniversaire de ses voyages au Pôle Nord avec le brise-glace Polar Sea de la Grade côtière des États-Unis. À la fin de la cérémonie, le maître d’équipage Derrick Walsh, originaire de Brigus, a reçu l’honneur de lancer en Walsh, originaire de Brigus, a reçu l’honneur de lancer en mer une couronne dédiée au Capitaine Bartlett et à son équipage. Quelques heures après son lancer, je peux voir en pensée la couronne, sombrant lentement à travers la lumière fragile de l’Arctique et se dépouillant  peu à peu de ses couleurs jusqu’au dernier ton bleu. Je l’imagine toucher le fond désert du Bassin canadien, soulevant peut-être un léger nuage de sédiment, rayonnant tel le halo de fumée des lèvres d’un fumeur sous-marin.

Rassemblés sur le pont brumeux du Louis dans cette célébration collective de l’anniversaire d’une icône, nous partageons par nos sens la même expérience que le Capitaine Bartlett avait dû vivre lorsqu’il  naviguait sur ces mêmes eaux. En confiant aux abysses la couronne commémorative, nous la suivons en pensée vers sa destination inconnue, en revivant dans notre imagination les expériences légendaires du Capitaine Bartlett.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Le royaume de Neptune (Le 29 août)

 « À toi, misérable mortel, qui t’aventures dans mon domaine au-dessus du Cercle Arctique -- Tremble devant ma colère!! » …Ton copain de voyage, le Roi Neptune. Je me demande combien, parmi l’équipage du Capitaine Bartlett, ont franchi la ligne de démarcation du Cercle polaire arctique, ont senti le long de leur colonne vertébrale l’horreur glaciale du courroux du Roi Neptune?

Tout comme la traversée de l’Équateur, la traversée du Cercle arctique est marquée par toutes sortes de farces et de facéties qui relèvent d’une tradition maritime ancestrale. Mes premiers soupçons sont apparus avec certains indices relevés à bord du NGCC Louis S. St- Laurent.

La dernière fois que La dernière fois que j’ai vu des carcans, c’était dans le film « Les révoltés de la Bounty », où les mutins étaient attachés par le cou et les poignets à une sorte de collier de bois. C’est pourquoi, lorsque j’en vis un, fraîchement peint en blanc, caché dans un coin du Louis, il me vint immédiatement à l’esprit une des répliques d’un film de Louis Jouvet : « Bizarre, bizarre, vous avez dit bizarre ». Je découvris ensuite un casque de sécurité recouvert de papier d’aluminium et une paire  d’ailes stylisées fraîchement peintes en train de sécher dans un des laboratoires du navire et je surpris plusieurs membres d’équipage se parler à voix basse d’un air mystérieux. Décidément, quelque chose se trame.

L’att ente ne fut pas longue : le shérif du Roi Neptune et ses adjoints ont vite fait d’arrêter les intrus qui ont osé s’aventurer dans son royaume. Traditionnellement, ce rite de passage est réservé à ceux qui traversent le Cercle arctique par bateau et non pas par avion à réaction. Mais le crime de ces gredins est tel qu’une punition doit être imposée, ne serait-ce qu’à titre d’exemple!

Le messager de Neptune est venu dans la cellule des prisonniers leur lire la sentence et après leur avoir bandé les yeux -- ou plutôt, après leur avoir mis de force des lunettes de sécurité recouvertes de ruban adhésif (après tout, on est au XXIe siècle) -- il les emmène un à un à leur lieu de torture.

Là, ils doivent porter le carcan, mais seulement après avoir pataugé pieds nus dans une bouille infâme d’anguilles, de scorpions et d’algues pourries (OK, c’était juste des pelures de cuisine, mais ça puait quand même un peu). Ensuite, un bon shampoing aux œufs crus, et si les assistants du shérif n’aimaient pas votre gueule, ils vous mettaient aussi quelques œufs dans le dos. Enfin, pour terminer le rituel, une bonne douche froide en lieu de baptême de Sa Majesté Neptune.

La morale de l’histoire : Pour traverser le Cercle Arctique, il y a un prix à payer, alors choisissez bien votre saison pour le faire (de préférence un jour chaud).

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Briser la glace (Le 30 août)

Dans la bataille entre deux forces titanesques, il ne faut pas oublier d'allumer les phares de recul. À mi-chemin de son parcours, le NGCC Louis S. St-Laurent prend finalement les devants pour remplir la mission pour laquelle il a été conçu : briser la glace! Ayant rangé son matériel sismique, c'est au tour du Louis d'escorter son voisin, le USCGC Healy, dans ses tâches bathymétriques.

Malheureusement, son travail n'est pas de tout repos et alors qu'il vient de prendre la tête, voilà qu'il doit revenir sur ses pas. À l'arrêt progressif du Louis, l'eau de mer dans son sillon se met à bouillonner doucement, les  milliers de morceaux de glace brisés s'entrechoquant les uns contre les autres, dans un echorégraphie aquatique. Les moteurs diesels électriques logés dans les entrailles du Louis se mettent en marche, réveillant la puissance de près de 29 000 chevaux.

Sous la partie arrière de la coque, les trois hélices commencent à mordre les vagues avec leurs 12 lames, et la charge est sonnée! Pour visualiser la force du combat, imaginez les rapides les plus déchaînés que vous ayez jamais vus, avec toute leur énergie cinétique faisant jaillir tous azimuts une eau bouillonnante et écumante. Sous l'effet des hélices du Louis, la mer sous la poupe se soulève avec une violence éruptive telle que le niveau de l'eau a l'air de chuter.  Les vannes sont ouvertes.

Revenant sur sa trajectoire, le Louis découpe avec le fil de sa poupe la glace qui s'est reformée après son passage. Poussant de plus en plus fort ses moteurs, le navire atteint sa plus grande vitesse juste au  moment de frapper l'entaille. Il y a un moment de suspense -- La glace va-t-elle réagir immédiatement? Ou y aurait-il un moment d'hésitation avant l'inévitable craquement sourd de la glace assiégée? Dans un long cri d'agonie, la glace éclate en mille morceaux, crachant des éclats de glace et des trombes d'eau à près de 6 mètres de haut dans les airs.

D'énormes plaques de glace disloquées se dressent dans l'eau, atteignant presque le pont du Louis, telles des baleines curieuses émergeant des flots avant de glisser gracieusement sur leurs queues et de  s'enfoncer doucement sous le navire. D'autre s plaques de glace exécutent un lent tonneau avant d'expirer, exposant leur ventre turquoise le long des flancs du bateau. À bord du Louis, la vie a acquis nouveau fond sonore. Quatre des cinq moteurs diesel font leur boucan dans les niveaux inférieurs, tandis qu'autour de nous, la glace proteste par des grincements, des craquements et des grondements infernaux. Les membres d'équipage et les objets non attachés sont secoués comme s'ils étaient à bord  d'un train emballé dans une course folle. Ce n'est que lorsque les deux navires géants se sont rejoints dans une étreinte d'acier implacable que le calme et le silence règnent de nouveau. La bataille a pris fin.

Sur la passerelle, les manettes de gaz sont tirées, le gouvernail est remis au milieu du navire et les feux rouges d'urgence è l'arrière se mettent à clignoter pour signaler les intentions du Louis à son escorte. Les chevaux des moteurs diesel du Louis se sont calmés, mais juste pour réajuster leurs rênes avant de  reprendre leur course endiablée. Le navire repasse une fois de plus sur ses traces et les hélices avalent  de nouveau les morceaux de glace flottante avec le même appétit, et le cycle de charge et de retraite reprend.

Au cours des quelques prochains jours, à 83 degrés Nord, 125 degrés Ouest, la bataille des titans se poursuivra inlassablement, sans interruption et sans merci.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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La faune arctique (Le 2 septembre)

À mesure que l'on se dirige vers le sud, on est récompensé par un ciel bleu éclatant, sous lequel on découvre une mer recouverte de milliers de morceaux de glace de forme irrégulière, éparpillés tels des jouets d'enfant jusqu'à l'horizon. Dans cet univers ludique encombré, les petits plans d'eau ouverts reflètent tellement la lumière que des lunettes de soleil sont obligatoires, alors que d'épaisses couches de cristaux de glace rendent opaques les bassins de glace fondue. Le fond de l'air est frais, avec une température moyenne de -5o C, et toutes les surfaces à tribord du bateau qui ne sont pas exposées au soleil sont recouvertes de 2 cm de givre. Partout où il porte son regard, le spectateur est ébloui par des milliers de scintillements et d'étincelles comme s'il était entouré d'étoiles minuscules.

Devant toute cette beauté glaciale, nul ne s'attendrait à trouver des signes de vie animale, et pourtant la morue arctique nous a accompagnés durant tout le voyage. On ignore l'ampleur de la population de morues arctiques dans cette région ou leur nombre par kilomètre carré. On ne peut certainement pas  en pêcher par seau plein, comme John Cabot s'était vanté de l'avoir fait sur la côte est du Canada.

N'empêche qu'on en a trouvé jusque dans le point de cheminement le plus septentrional. Les morues que nous avons aperçues ont une longueur moyenne allant d'un doigt à une main, bien qu'il soit difficile de juger de leur taille précise sous l'eau quand on les regarde par-dessus la rambarde du bateau. Avec le remous des hélices, certaines sont parfois projetées sur le pont ou sont entraînées dans le tourbillon des morceaux de glace qui se  renversent. Certaines profitent des trouées pour s'évader dans les bassins nouvellement créés, d'autres reçoivent le traitement VIP d'une bonne glissade sur la glace et évitent ainsi de se faire happer au passage.

De quoi vit la morue arctique? Certainement pas de la glace, mais ses proies sont trop petites pour être visibles à l'œil nu. Par contre, on a trouvé des masses d'algues visqueuses flottant autour du navire.

Le phoque annelé est également fort commun dans cette partie de l'Arctique, mais il ne représente pas une grande menace pour les morues à la latitude où nous sommes actuellement. Tout comme les ours blancs que nous apercevons de temps à autre, ces mammifères sont beaucoup plus nombreux autour des grandes surfaces ouvertes que dans les petits bassins que nous avons croisés récemment.

Quant aux oiseaux, ils surgissent soudainement, même quand il n'y a pas de restes de victimes d'ours polaires à nettoyer, ou se trouvent à proximité de  vastes plans d'eau, et parfois ils semblent perdus. L'année dernière, l'équipage du Louis a reçu la visite de neuf Harfangs des neiges qui sont restés à bord pendant plusieurs jours. Il semblerait que ces harfangs ont été balayés par le vent vers la mer et qu'ils ont pris refuge sur le navire. Cette année, les oiseaux les plus fréquemment aperçus sont la Mouette tridactyle et le Phalarope à bec étroit, qui rappelle un peu les bécasseaux.

Si l'Arctique occidental est loin d'être un paradis de la flore et de la faune comme la forêt tropicale, la vie y trouve néanmoins moyen de s'y manifester à sa manière, simple et éloquente. Et l'on peut se demander ce qui reste encore à découvrir sous l'eau.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Visite du Healy (Le 5 septembre)

On va chez toi ou chez moi? Les équipages du Louis et du Healy se rencontrent pour un brin de conversation et d'échange d'expériences. Comme il n'est pas facile de rattacher deux gros vaisseaux flottant sur une mer de glace, la solution a été de faire la navette par hélicoptère.

Une fois déposé sur le pont du Healy, on constate immédiatement les différences entre l'influence de l'infanterie de marine du Healy et celle des navigateurs du Louis, notamment pour ce qui est de l'âge et de l'effectif. Sur le navire  américain, l'équipage jeune et dynamique porte un uniforme traditionnel de style militaire décontracté bleu marine (quoique les bonnets de quart rouges témoignent plutôt d'une tradition plutôt d'une tradition arctique).

Sur le pont d'envol, deux officiers d'opération aérienne, équipés comme le personnel des forces aériennes sur un porte-avion, guident manuellement l'hélicoptère à l'arrivée et au départ, tandis que dans la tour de contrôle, des feux de circulation rouges, jaunes et verts indiquent la séquence des opérations sur le pont.

Le navire lui-même, de conception hautement fonctionnelle, n'est équipé que du strict minimum, exposant des kilomètres de câbles, de tuyaux et autres bazars au-dessus de nos têtes. Il faut peser lourdement sur de longues poignées pour ouvrir les nombreuses portes étanches, rendant l'accès au Healy assez laborieux, mais cela vous laisse tout le temps d'admirer la peinture brune qui décore l'ensemble du bateau.

Côté science, les géologues du Healy s'occupent de tracer les cartes du plancher océanique grâce au bathymètre à faisceaux multiples, de déterminer le profil des profondeurs hydrographiques et d'étudier les signaux sismographiques, pendant que leur navire brise la glace pour le Louis. Le « boum » régulier du piston à air du Louis est remplacé ici par le piaulement du radar. (Une description plus détaillée des activités scientifique du Healy fera l'objet d'un prochain journal.)

Les repas dans la salle à manger donnent l'impression d'un piquenique à la campagne : on entend régulièrement un piaulement semblable au gazouillis d'un oiseau, mais qui provient en fait du système sismique Chirp. Contrairement au boum du canon à air, les piaulements ne pénètrent pas les sédiments océaniques aussi profondément, quelques mètres plutôt que des kilomètres.

Mais la bathymétrie et les données des signaux Chirp, utilisées conjointement avec un logiciel canadien appelé Fledermaus, permettent une représentation tri dimensionnelle spectaculaire de la surface de l'océan et de ses sédiments. 

Tout ne se passe pas au fond de l'océan, et le Healy dispose d'une équipe d'observateurs des glaces et de chercheurs à laquelle a été détachée l'officière des glaces du Louis, Erin Clark, pour toute la durée de la mission. Un autre groupe, les « amateurs des glaces », est constitué de chercheurs dont c'est la première expédition sur le terrain, et qui sont chargés d'étudier les mouvements des glaces, les prévisions météorologiques axées sur la formation de la glace, et la glaciologie ou l'étude des floes polaires.

L'équipage du Healy est composé d'hommes et de femmes très compétents, et les services de brise-glace du navire sont très appréciés. Ils ont permis non seulement au Louis de maintenir une vitesse de croisière de quatre nœuds pour ses travaux sismiques, mais aussi, sur une note plus personnelle, à son équipage de dormir plus paisiblement.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Activités scientifiques sur le Healy (Le 7 septembre)

Que l'on soit chercheur, enseignante ou diplômée à bord de l'USCGC Healy, la nature du fond marin arctique continue de surprendre et d'enthousiasmer. Le Chercheur -- les connaissances spécialisées  d'Andy Armstrong en hydrographie et en cartographie des fonds marins lui ont permis de faire cinq croisières dans l'Arctique. Lors d'une brève visite du Healy, nous l'avons trouvé dans le laboratoire principal, où il nous a expliqué le rapport entre les rangées d'écrans d'ordinateur, la bathymétrie et le sondage de sédiments dont est chargée l'équipe scientifique de l'USCGC Healy.

Pour tracer la carte du plancher océanique en trois dimensions, des ondes acoustiques multiples sont émises du navire en direction du fond marin. Ces ondes se répercutent sur le fond de l'océan et reviennent vers le navire, créant un train de données qui, une fois nettoyées, sont converties en de beaux rubans tridimensionnels, avec des bosses de couleur représentant les structures qui dépassent du fond de l'océan. Pour obtenir de tels résultats, le processus  est suivien ligne dans les moindres détails et en temps quasi-réel. Toutes les données -- y compris les faisceaux sonars, le sondage de sédiment (Chirp), la profondeur, l'itinéraire du Healy, celui du Louis, les journaux des chefs de quart et les images de la panoplie de caméras de surveillance -- sont en ligne, affichées sur des écrans différents.

Outre les rangées d'écrans, le laboratoire central comprend aussi la station du chef de l'équipe scientifique et un appareil appelé serveur cartographique en ligne. Le serveur collecte les données communiquées par les instruments scientifiques du Healy et les affiche en mode web, permettant à quiconque sur le bateau d'accéder au réseau pour créer un affichage sur  mesure de son projet. L'Enseignante -- Christine Hedge, enseignante de septième année à l'École intermédiaire Carmel,  dans l'Indiana, fait partie, avec un autre collègue à bord du navire, du programme Teachers at Sea [les Enseignants en  haute-mer] de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) [Administration nationale des sciences océaniques et atmosphériques] des États-Unis. Elle vit actuellement l'expérience de sa vie, ce qui ferait d'elle, d'après les dires du directeur de son école, la conférencière la plus en demande de l'état de l'Indiana, l'année prochaine. Avant son départ, Christine a établi un calendrier d'activités spéciales hebdomadaires qui permettrait à ses élèves de suivre les recherches en cours en étudiant des sujets comme l'hydrographie, la bathymétrie et le comportement animal tel que l'écholocalis ation.

Christine reste en contact avec ses élèves en publiant trois à quatre billets par semaine sur son blogue et en répondant à leurs messages électroniques. Interrogée sur ce qui l'a le plus surprise dans les activités scientifiques de cette expédition,

Christine mentionne les ondes acoustiques qui donnent aux géophysiciens une « super vision ». Elle n'imaginait pas que

le son et ses propriétés pouvaient constituer un outil de recherche aussi utile.

Outre l'enseignement d'activités scientifiques, le programme de Christine montre également à ses élèves les diverses carrières possibles dans le domaine maritime. Si Christine elle-même a pu approfondir ses propres connaissances sur les travaux effectués à bord des vaisseaux modernes, que dire alors de l'élargissement des connaissances de ses élèves.

Alors qu'ils pouvaient à peine nommer cinq professions communes dans ce domaine, ils ont maintenant une meilleure idée des diverses disciplines scientifiques et des carrières techniques représentées par les scientifiques et les membres d'équipage du Healy.

La Diplômée -- Kelly Brumley, qui prépare un doctorat en géologie marine à l'Université Stanford, est fière « d'aller là où l'homme n'a jamais mis les pieds ». Elle étudie une région de l'Océan arctique appelée Bassin amérasien, dont la formation a été décrite de diverses façons, la plus marquante étant une comparaison avec un essuie-glace. La modélisation classique  de la formation du Bassin amérasien fait intervenir une faille géologique dans la région du delta du Mackenzie, qui a permis à l'Alaska et à la Russie de se détacher du Canada dans un mouvement analogue à celui d'un essuie-glace.

Quand on lui a offert, en 2006, la possibilité de passer un été sur un brise-glace, notre étudiante en maîtrise a sauté sur l'occasion, la comparant à une mission sur le Star Trek. Au fil des ans, Kelly et ses collègues ont constaté d'après les données bathymétriques et les échantillons de rochers recueillis dans cette zone, qu'une fissure semble s'être formée dans le « pare-brise ». Pour Kelly et les autres chercheurs, ce fait nouveau donne effectivement une allure d'aventure star trekkienne à leur exploration de terres inconnues, où nul ne s'est encore aventuré.

Dès que les conditions de la glace auront libéré le Healy de ses fonctions de brise-glace, l'équipage, les scientifiques et les enseignants à bord entreprendront leurs propres activités. L'attention générale se portera alors sur la drague et son sac en jute qui seront remontés des fonds sousmarins -- remplis, on l'espère, d'échantillons du substrat rocheux qui nous  réserveront encore d'autres surprises.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Bouteilles en mer (Le 9 septembre)

Des messages sont insérés dans les bouteilles Annonce de l'événement Le groupe de lanceurs de bouteilles attend sur le pont Qu'importe la bouteille, pourvu qu'on ait le message.

Si une bouteille de bière pouvait rêver, se verrait-elle quitter son humble brasserie pour aboutir sur  l'Océan Arctique à bord du NGCC Louis S. St- Laurent, dans sa simple caisse de carton? Au cours des prochains jours, ces bouteilles de bière seront expédiées vers des destinations inconnues. Autant en emportent les vagues.

Le projet a commencé en 2000 à l'occasion de l'anniversaire de St- Roch -- en souvenir de l'expédition de la GRC dans le passage du Nord- Ouest -- et depuis lors, des centaines de bouteilles de bière sont lancées chaque année dans l'océan.

Le Projet des bouteilles flottantes est, non pas une forme officielle de pollution approuvée, mais une initiative de l'Institut des sciences océanographiques de Sydney, en Colombie- Britannique, dont l'objet est d'étudier les tendances générales des vents et des courants, en marquant les points de départ et d'arrivée des bouteilles.

Cette année, le programme se concentre sur les courants dans la région de la Baie de Baffin, avec une  référence à la Nouvelle Écosse. Certaines des bouteilles contiendront des notes manuscrites des élèves des deuxième, troisième et quatrième niveaux d'une école locale. Chaque bouteille contenant un message et des directives pour y répondre sera protégée de l'humidité par un bouchon, rendu étanche par une couche de cire recouvrant le goulot tout entier.

L'océanographe Jane Eert, qui participe au projet depuis ses débuts, est responsable du lancer des bouteilles. Durant la première étape du Louis à Kugluktuk, dans le Nunavut, une série de bouteilles a été lancée sur la côte du Labrador et une autre série dans le Détroit de Davis. Nous sommes maintenant dans la deuxième étape, et Jane est captivée par l'idée de se trouver dans l'extrémité nord- est du Bassin Canada. « Nous ne sommes jamais montés aussi loin » ditelle, se demandant en particulier si des bouteilles vont aboutir en Islande. Quant au groupe rassemblé sur le pont d'envol du Louis, il a beaucoup de mal à réfréner son impatience.

Les bouteilles à peine distribuées aux membres d'équipage, aux scientifiques et à un invité du Healy, quelques personnes surexcitées se précipitent pour les lancer prématurément en mer. Mais le reste attend sagement le signal -- un, deux, trois -- et hop, toute une flopée de bouteilles fendent l'air et plongent dans les flots dans une série d'éclaboussures spectaculaires.

Durant la dernière étape du Louis, Jane lancera trois autres séries de bouteilles, dont une au « point de confluence ». Dans le golfe  eaux de l'Atlantique et du Pacifique, qui saurait dire quelle direction les  bouteilles vont emprunter? Le seul inconvénient du projet est que seuls 2 % à 3 % des bouteilles seront repêchées.

Dans leur valse sur les vagues, la plupart des bouteilles ne franchiront pas des distances impressionnantes et se retrouveront au frais, année après année, prises dans la prison glacée des  anquises.  Qu'importe! Telle Ulysse sur les flots, la petite bouteille de bière poursuivra son voyage de mer en mer, berçant nos rêves d'aventure et d'odyssée et -- qui sait? -- elle nous aidera un jour à percer les mystères des courants maritimes.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Matt - l'universitaire (Le 12 septembre)

Pour la plupart d'entre nous, l'idée de sacrifier tout un été, même s'il est assez bref dans les Maritimes, pour aller se geler les orteils en août, n'est pas ce qu'on appelle des vacances de rêve. Mais d'après Matthew Vaughan, étudiant à Dalhousie dans un programme d'alternance études travail, « l'exploration est certainement une option intéressante ».

« L'idée d'explorer le monde tout en faisant un travail que j'aime, c'est vraiment idéal » déclare Matt. «    C'est d'ailleurs ce que je trouve formidable avec la géologie -- elle me donne l'occasion de voyager et de voir le monde. » Et c'est exactement ce qu'il a fait durant ses six semaines passées à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

Mais même l'exploration a sa courbe d'apprentissage. « Le premier jour où nous avons dû briser la glace, je suis resté sur le pont pendant deux heures par un froid de canard, à regarder la glace pendant que le bateau s'acharnait contre la surface glacée. » Les premières nuits ont été à peine moins éprouvantes. « Bien sûr, il y a eu des nuits où le sommeil a été plutôt agité et de très courte durée. Parfois, le bruit est infernal, beaucoup plus fort que je ne l'imaginais, et il faut s'y habituer, » a avoué Matt.

« Pendant les premières semaines, je pouvais à peine fermer les yeux, mais on finit par s'y faire et finalement, c'est devenu un bruit de fond qu'on ne remarque même plus. » La glace a également réservé beaucoup de surprises à notre universitaire.  Il explique : « Je ne m'attendais pas à ce que la glace ait cette couleur de bleu profond, surtout la glace pluriannuelle qui est plus épaisse et plus âgée. J'ai été très impressionné. À la surface, la glace est toute blanche, mais dès qu'on la casse, on découvre en profondeur de magnifiques couleurs turquoise ou aqua. C'est absolument impressionnant et très photogénique. »

Le jeune assistant à la recherche n'a pas le temps de s'ennuyer à bord du navire. Son travail, dans le cadre du programme  sismique, consiste à acquérir, à traiter et à créer des schémas pour l'interprétation initiale des données transmises par les bouées acoustiques. Les bouées acoustiques sont des cylindres électroniques jetables qui sont lancés régulièrement du Louis, au rythme d'une bouée toutes les huit heures durant les opérations de remorquage sismique. Matt a également pu s'initier aux matériels sismiques, allant des canons acoustiques à la flûte sismique et au traîneau de remorquage; faire le quart dans le laboratoire de sismographie et aider les techniciens chargés du compresseur d'air. Matt est content parce qu'il  acquiert ainsi une expérience et une éducation bien plus riches et diverses que ce qu'il aurait pu apprendre en salle de classe. « La région arctique est un endroit où peu de gens veulent se rendre, » explique-t-il. « La possibilité de travailler avec des géologues professionnels dans une région éloignée avec des données inédites est une chance inestimable.”

Matt voit également son expérience sous une perspective plus vaste et il est conscient de l'impact de son travail d'été: « Je me rends compte qu'il s'agit d'un événement important pour le Canada en tant que pays, et surtout pour ceux qui ont pu y prendre part -- c'est définitivement une expérience que je ne suis pas prêt d'oublier. »

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Super vision (Le 13 septembre)

Les géologues ont-ils percé le secret de la  vision radioscopique de Superman ou de son acuité auditive?

Et si, au lieu de vous regarder simplement dans le miroir, vous tournez la tête, vous claquez des doigts, et  voilà, vous vous voyez dans le miroir au moyen de vos oreilles? Et si, par un simplement claquement des doigts, vous obtenez la vision aux rayons X de Superman et que vous pouvez voir à travers les murs? Les géologues à bord du NGCC Louis S. St-Laurent se servent des sons, du temps, de la géométrie et de  la grande puissance de calcul de leurs ordinateurs pour plonger leurs regards à des kilomètres de  profondeur dans les sédiments du bassin Canada.

D’accord, les écrans d’ordinateur du laboratoire de sismographie du Louis ne sont pas aussi nombreux qu’à bord du Healy, et il n’y a pas de graphiques ultramodernes en deux ou trois dimensions. Mais l’équipe de sismographie du Louis a indéniablement plus de profondeur que celle du Healy. Cet avantage lui vient de l’utilisation d’ondes acoustiques à basses fréquences pour pénétrer à des kilomètres de profondeur sous le plancher océanique, où le temps remplace la distance, à l’aide d’une «  anguille » longue d’environ 300 mètres, pourvue de 16 oreilles, et avec le concours d’un féru des chiffres et des calculs.

Dans un billet antérieur, vous avez fait connaissance avec le « dragon » (qui a dévoré jusqu’ici plusieurs  tuyaux et un joint universel. Vilain dragon!). Le dragon, c’est le compresseur d’air qui fait mouvoir les pistons, qui créent l’onde acoustique, qui fait du géologue un super héros aux pouvoirs magiques. C’est sur l’écran du contrôleur des tirs, dans le laboratoire sismographique, que se fait la synchronisation : l’énergie doit être libérée au bon moment  dans la combinaison compresseur/pistons pour optimiser le rendement énergétique et la puissance des signaux. Au cours de cette expédition, le dragon a tiré un nombre record de plus de 85 300 coups, soit quelque 5 000 par jour.

Les 16 oreilles (ou hydrophones) de l’anguille permettent, quant à elles, d’enregistrer le laps de temps écoulé entre le moment où l’onde acoustique émise par les pistons atteint le fond de l’océan et celui où elle revient au navire. Un officier de quart surveille sur l’écran les lignes noires ondulantes qui défilent à chaque mouvement de piston, et qui représentent les séries d’échos – on peut y voir l’image des oreilles de l’anguille.

C’est bien plus amusant de regarder le tout en mode intervallomètre – toutes les 20 secondes, un nouvel écho s’affiche sur le second écran, les échos se succédant de gauche à droite, créant une image, ou plutôt un profil du plancher océanique. On peut y voir nettement la ligne de démarcation entre l’eau de mer et le fond de l’océan et distinguer les différentes couches de sédiment et le « sous-sol » de l’océan. Mais ce n’est qu’une image grossière, qui aide les officiers de quart à surveiller le bon fonctionnement de l’anguille. Pour avoir une photo plus « spectaculaire », les données doivent être nettoyées, afin d’éliminer les bruits de fond qui viennent de la surface de l’eau, de la coque du navire, de la glace, etc.

Jusqu’ici, plus de 3 000 km de fond océanique ont pu être profilés, soit déjà plus que l’année précédente, et ce n’est pas fini. Avec toutes ces données qui sont recueillies – à une vitesse de croisière d’environ 4 nœuds (équivalant à une marche rapide), des tirs de piston toutes les 17 secondes et  l’enregistrement de 16 traces par tir – les chiffres s’accumulent rapidement. Le second scientifique en chef, John Shimeld, est le « photonateur », celui qui prend toutes les données acoustiques pour les transformer en images bidimensionnelles mobiles du plancher océanique.

Pour nous, profanes, la manipulation des données signal/bruit par John peut être vue comme de la magie. Mais si l’on prend la peine d’écouter attentivement, on finit par distinguer les bouts de  géométrie élégante des reflets hydrophoniques/acoustiques qui se chevauchent en boucles et les accumulations électroniques répétitives des signaux puissants destinées à éliminer logiquement les bruits de fond et les sons « fantômes » moins fréquents et plus faibles, tout ce qui, en fin de compte, permet aux géologues, et aux Canadiens, de disposer d’une photo « acoustique » du prolongement subaquatique potentiel du Canada dans le bassin Canada.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Nelson (Le 14 septembre)

Le «nid de corbeau » est un poste d'observation situé sur la plateforme la plus élevée du NGCC Louis S. St-Laurent, un endroit tranquille, venteux et froid, à partir duquel un observateur de mammifères marins (OMM) peut remplir ses fonctions. C'est là que vous trouvez Nelson Ruban chasseur de Paulatuk, dans les Territoires du Nord- Ouest.

Il y a trois ans, Nelson a commencé à travailler comme OMM à bord du Louis, passant huit heures par  jour à  l'affût des ours blancs, des phoques et des baleines. « C'était assez calme là-haut» explique Nelson de sa voix douce, « Les journées étaient longues ». Comme OMM, sa tâche consistait à avertir l'équipage et les scientifiques de la présence d'un mammifère dans un rayon de 1000 m autour du bateau. Tous les travaux sismiques sont alors interrompus, jusqu'à ce que l'animal soit sorti de la ZDM  (zone de démammiférisation). Ne cherchez pas dans le dictionnaire, « démammiférisation » est un mot que j'ai inventé, parce que j'ai beaucoup de temps libre.

D'ailleurs, Nelson se trouvait exactement dans la même situation, les nombreuses fois dans le passé où le compresseur d'air tombait en panne et que les travaux sismiques devaient s'arrêter. Quand il était encore à Paulatuk, Nelson avait sa propre petite entreprise, un atelier de soudure où il faisait aussi diverses petites jobines. Lorsqu'un compresseur tombait en panne, c'était lui qu'on appelait. « J'étais de petite taille, et je pouvais aller partout ».C'est ainsi que, cette année, Nelson est devenu le principal assistant du chef mécanicien Peter Vass. Descendre dans le ventre de la bête pour réparer le compresseur d'air (qu'il surnomme affectueusement « le maudit animal ») ou d'autres machines, c'est un travail qui plait énormément à Nelson. « On n'a jamais le temps de s'arrêter ici ».

Nelson et Peter sont deux gars tranquilles et débonnaires qui s'entendent comme deux larrons en foire. Nelson explique pourquoi il est particulièrement heureux de son emploi actuel : « C'est très satisfaisant quand on fait bien les choses. Et nous ne faisons jamais les mêmes choses -- chaque jour, c'est un  travail différent ». Quand on lui demande de décrire le rôle de son assistant, Peter répond d'un ton  enjoué : « C'est lui qui me conviant d'abandonner mes idées les plus folles », et les deux compères d'éclater de rire. »

Mais Peter apprécie toutes les idées que lui suggère Nelson pour résoudre les problèmes auxquels ils doivent faire face. Et pour Nelson, chaque jour est un jour nouveau, surtout quand il faut affronter le compresseur. Pour tous ceux qui ont dû travailler avec ce monstre au cours des trois dernières années, toute victoire arrachée au maudit animal est motif de fierté. Nelson compresseur pose déjà bien moins de problèmes, lentement mais sûrement, on a résolu les petits pépins ». La clé de voûte de la solution de Peter et de Nelson est les équerres de support. « Support, support et encore plus de support » explique Nelson, c'est cela qui a permis de réduire les vibrations, sources de bris de tuyaux et de détachement des raccords.

Outre ses tâches de réparateur, Nelson aide aussi à déployer et à récupérer la flûte sismique. Quand je lui demande son opinion sur la corvée du démêlage de la flûte et de son dégagement de la glace, il se met à rire « J'ai failli dire un petit gros mot ». Ça, c'est Nelson tout craché! Silencieux, compétent, dévoué, avec un sens de l'humour toujours en embuscade.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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La séparation (Le 14 septembre)

Bon vent et bon voyage! Sous un ciel indécis, partagé entre le soleil et les nuages, et qualifié d'homérique (de Homer Simpson, pas le poète grec) par le chef de l'équipe scientifique David Mosher -- nous avons assisté, le cœur tout aussi brouillé, au départ de l'USCGC Healy qui va poursuivre en solitaire son voyage vers la Terre des Tchouktches.

Depuis le 10 août, le Healy a toujours été dans les parages, assumant la part du lion des tâches de brise-glace, semaine après semaine. Il suffit de passer une nuit à briser la glace et vous comprendrez à quel  point la contribution du Healy a été primordiale pour la santé mentale et le sommeil de l'équipage et des passagers du Louis, sans parler de son importance pour nos travaux de recherche de cette année. Mais le temps est venu de se quitter et les deux amis devront désormais faire face séparément au front de glace.

Le seuil de l'océan, qui peut  s'élever jusqu'à cinq mètres à certains endroits, indique clairement que nous sommes arrivés à la lisière des glaces et que nous nous trouverons bientôt en eau libre. Le vent souffle fort ici, agitant les longues plaques de glace de forme irrégulière, énormes comme des baleines poussant leur dernier souffle vers le ciel et frappant l'eau de leur queue géante. Les mouvements de bascule de ces blocs de glace provoquent la collision des vagues qui surgissent à la verticale, comme si elles voulaient toucher le ciel. Sur ces énormes plaques de glace, l'eau fondue est accumulée dans des sortes de piscine et ballotte de gauche à droite, comme un enfant dans sa baignoire.

Dans le passé, les deux vaisseaux ont souvent vogué ensemble dans une sorte de danse nuptiale, mais le devoir appelle, et il est temps pour le couple de se séparer. Le Louis poursuivra ses travaux de sismographie en se dirigeant vers l'ouest, tandis que le Healy ira draguer ailleurs, en l'occurrence le substratum des fronts de falaise.

Les noces sont bel et bien terminées. Arrivés aux coordonnées 76º 51' Nord, 139º  07' Ouest, les capitaines du Louis et du Healy ont une dernière conversation -- ce sera pour l'un d'eux un long message d'adieu.

Louis: “Eh bien, je crois qu'il est temps que nous nous débrouillions tous seuls; on va vous laisser poursuivre votre route.”

Healy: “Je crois en effet qu'il est temps de se dire adieu.”

Louis: “Nous serons à portée de radio pendant encore un certain temps.”

Healy: “Nous vous souhaitons bonne route, à vous et à votre équipage; cela a été vraiment une mission formidable cet été. Pour nous, en tout cas, l'expérience a été des plus agréables, nous avons eu beaucoup de plaisir à travailler avec vous autres.”

Louis: “Pour nous aussi. Nous avons été très impatients de participer à cette expédition depuis le début de l'année. Je sais que vous allez assumer d'autres tâches, mais j'espère que nous pourrons refaire l'expérience encore une fois, une autre année.”

Healy: “Je sais qu'ils vont trouver quelqu'un de capable pour commander le navire.”

Louis: “J'en suis convaincu. Allez, au revoir, et meilleurs voeux à vous et à votre équipage et on garde le contact.”

Healy: “Très bien, capitaine. Si on découvre en route un passage difficile, ou de la glace, on vous préviendra par radio.”

Louis: “OK. Bon voyage et bons vents.”

Healy: “Bons vents et bon voyage, capitaine.”

Le téléphone raccroché, le Capitaine Rothwell murmure un dernier adieu, saluant de la tête le Healy qui s'éloigne, plongé dans un moment de réflexion sur l'amitié qui unit les deux hommes et les deux équipages.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Hydrographie (Le 15 septembre)

Malgré la proximité du traineau sousmarin, le laboratoire de sismographie est remarquablement étanche aux battements réguliers des pistons du compresseur d’air. Par contre, c’est le rythme syncopé de l’hélice de bâbord frappant l’air contre  la coque qui ajoute une ambiance de jazz au laboratoire alors que nous nous dirigeons vers notre prochain point de route. Le bruit  n’empêche nullement Jon Biggar, hydrographe en chef et son équipe, composée de Fred Oliff et de Gianni DiFranco,&# 160; de faire leur travail. Travail qui est d’ailleurs rendu bien plus facile par la technologie moderne et qui contribue une part importante à l’expédition de cette année.

Un siècle plus tôt, pour faire la cartographie du Bassin Canada dont les profondeurs peuvent dépasser 3 500 m, les hydrographes de l’époque n’avaient à leur disposition que des outils rudimentaires, tels que des cordes à poids ou des fils de plomb et des sextants, pour faire les levés des voies d’eau et des océans. C’était un travail physiquement pénible, qui   donnait de maigres résultats, comparé aux gigaoctets produits par les levés modernes. Jon explique que la technologie hydrographique moderne à bord du Louis permet de multiplier par mille la couverture des levés. Les sondes sont devenues ultraportables au cours des 20 dernières années et les systèmes de positionnement global (GPS) ont radicalement révolutionné tout le système.

L’organisme où Jon travaille, le Service hydrographique du Canada, a pour mandat de créer des cartes nautiques pour les marins. Durant cette expédition, Jon et son équipe recueillent des données pour UNCLOS, pour établir plus spécifiquement  des isobathes de 2 500 m et déterminer l’emplacement précis où le plateau continental commence à s’élever à partir du Bassin Canada. Pour ceux qui l’ignorent, une « isobathe » est une courbe équivalente aux courbes altimétriques qu’on voit sur les cartes topographiques, sauf qu’elle est sous-marine. Les isobathes que l’on établira dans le Bassin Canada peuvent  devenir des points clés dans le tracé des limites extérieures de la plateforme continentale du Canada.

Durant la journée, Jon part  régulièrement avec l’hélicoptère de la Garde côtière, en emportant un transducteur portatif de  2 kHz, qui est un sondeur acoustique relié à un câble d’attache, qu’il plonge dans l’océan. Le dispositif permet de recueillir des données de « remplissage » sur le Louis qui ne sont pas couverts par le système à bord du navire.

Durant notre séjour dans les parties les plus septentrionales de notre itinéraire, ces excursions en hélicoptère ont permis de  réduire le nombre de collectes de données qui seront nécessaires lors des prochains travaux hivernaux des camps d'observation des glaces. Depuis deux ans, Jon coordonne en février des camps d’observation de 12 semaines le long de la côte ouest des îles de l’Arctique de l’Est. Les hélicoptères sont omniprésents dans ces activités, pour parachuter les «  caches » de matériel qui permettent de s’aventurer plus loin au large des côtes gelées. Or les glaces se déplacent, poussant les caches, et il vaut mieux ne pas trop abuser des capacités des hommes et des machines quand on se trouve dans ces régions à une telle période de l’année. C’est pourquoi ce que Jon fait dès maintenant aura pour effet de réduire le plus possible le programme d’activités du camp d’observation des glaces de l’hiver prochain.

À bord du Louis, le transducteur de 12 kHz, l’écho sonde et le système GPS du navire doivent être surveillés tous les jours  24 heures sur 24. Fred Oliff est chargé du quart de 12 heures du matin et Gianni DiFranco, du quart de nuit. Leur travail  peut sembler facile : surveiller quelques écrans d’ordinateur, noter une observation de temps à autres, ce n’est pas la mer à boire. Or nous sommes en territoire inconnu et si l’on rate une hausse ou une chute soudaine du niveau du fond marin, on risque de perdre des données fort précieuses. C’est pourquoi Fred et Gianni sont toujours sur le bord de leurs sièges, attentifs et pleins d’anticipation. Qui sait où se cache la prochaine montagne sous-marine (effets sonores spéciaux, musique de fond sinistre).

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Réflexion personnelle (Le 16 septembre)

Au 15e anniversaire de la conquête du Pôle Nord par le NGCC Louis S. St- Laurent, Mark Lewis, 2e steward, ressent encore l’énergie de l’équipage dont il faisait partie durant ce premier voyage au Pôle. Dans le documentaire sur l’expédition, on peut voir un plus jeune Mark préposé aux cuisines à la corvée d’épluchage des pommes de terre. Il se souvient encore de cette journée exceptionnelle où ils ont atteint le Pôle Nord.

Alors que les humains ont conquis les eaux les plus profondes (10 900 m) avec le Challenger Deep dans la fosse abyssale des Mariannes en 1960 et qu’ils ont marché sur la Lune en 1969, il est quand même surprenant qu’il ait fallu attendre jusqu’en 1977 pour que le premier vaisseau -- le brise-glace nucléaire russe NS Arktika -- atteigne le Pôle Nord Des sous-marins ont traversé le Pôle maintes fois sous la  surface de glace, mais y arriver par bateau, nucléaire ou non, représente toujours un grand exploit et ce n’est qu’au cours des dix dernières années que ces événements sont devenus plus fréquents, en raison de la fonte des glaces.

Mark relate sa propre expérience : « En me levant ce matin-là pour aller au boulot, je me suis rendu compte que les moteurs étaient arrêtés. J’ai demandé aux gens « Où sommes-nous? ». Et quelqu’un a répondu « Nous sommes au Pôle Nord ». J’ai dit « Non, ça ne se peut pas ». Mais il a dit, « Mais si, la passerelle d’embarquement est en place et tout le monde est dehors sur la glace ». Alors je suis monté sur le pont, en simple chemise, et j’ai descendu la passerelle et j’ai marché sur la glace, en me disant «  Oh, mon Dieu! » C’était une sensation extraordinaire, de marcher sur la glace, au point le plus haut de la planète. C’était incroyable. »

Il y a 15 ans, le Louis s’est rendu au Pôle Nord avec un partenaire, l’USCGC Polar Sea. Mark se souvient encore de sa surprise d’y rencontrer le brise-glace nucléaire russe NS Yamal et la centaine d’enfants russes qui étaient à bord.

Mark raconte avec émotion : « Dans la salle à manger du navire russe, il y avait une jeune fille qui chantait, et on pouvait l’entendre trois étages plus haut, dans tout le bâtiment. Je l’entends encore, même aujourd’hui. Il y avait quelque chose dans cette voix qui résonnait dans tout le bâtiment. C’était vraiment inoubliable. »

En 1994, le Louis est entré dans l’histoire en étant le premier vaisseau canadien à atteindre le Pôle et  Mark Lewis a assisté à ce moment historique -- il est l’une des deux seules personnes participant à l’expédition de cette année qui ont partagé cette expérience. « Ce navire a réalisé ce que la plupart des gens pensait impossible. Il est allé au Pôle Nord. C’était incroyable, c’était comme marcher sur la lune.

Alors pour moi, chaque mois d’août, c’est l’euphorie! » On dit que le passé préfigure cette année la latitude 84°N -- où la majeure partie de la région reste encore à explorer -- représente non seulement un privilège particulier pour tous ceux qui sont à bord du Louis, mais l’expérience laissera certainement une trace indélébile dans leur vie.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Grand Manan (Le 16 septembre)

Arrivés au point le plus septentrional de l'itinéraire de l'expédition de cette année, le matelot de 1re classe Stanley Fleet et le maître d'équipage Bob Taylor du NGCC Louis S. St-Laurent vont y planter un drapeau très spécial. Tout a commencé au printemps de 1996, durant une rencontre des candidats municipaux dans une salle de gymnastique locale,  où le candidat Stan Fleet proposait de fusionner les communautés et les villages de Grand Manan en une municipalité unique, le Village de Grand Manan. Après le décompte des voix, Stan est devenu conseiller municipal et la « fusion » proposée est marquée par des épinglettes qui disaient « Grand disaient « Grand Harbour ». Il ne manquait plus qu'un drapeau.

Stan sera le premier à admettre que l'idée de ce projet venait de nombreuses sources, tout comme l'appui qu'il a reçu, durant cette rencontre fatidique dans la salle de gym locale. Le dessin du nouveau drapeau incorpore les couleurs de l'école (or et bleu) et l'image d'un gouvernail au centre duquel est profilé le contour de Grand Manan. Le gouvernail doré est devenu depuis un simple cercle, mais l'ajout d'un bateau de pêche représentait le riche passé de cette île de pêcheurs.

Alors que le premier drapeau était prêt en 2006 et que Stan s'apprêtait à prendre le large en direction du Nord pour  remplacer un membre d'équipage, il lui a été suggéré d'emporter le drapeau avec lui pour le planter aussi loin dans le Nord que possible. Mais l'occasion rêvée ne s'était pas présentée avant cette année, quand le navire est arrivé à la latitude 84, 19 minutes et 5 secondes. Et dès le premier lundi du mois d'octobre prochain, Stan sera présent, dans ses plus

beaux habits, à la séance du Conseil de Grand Manan, pour y présenter une photo du drapeau, portant plus de 85  signatures et planté fièrement dans la glace, devant le Louis.

Stan se serait contenté de placer le drapeau sur le côté du  Louis, mais c'était sans compter l'initiative du soudeur Peter Vass, qui avait des connaissances à Grand Manan. Une base de métal et un poteau, suffisamment solides pour résister aux vents arctiques les plus féroces, ont été fabriqués par ses soins et peints en blanc pour réfléchir les rayons du soleil et ne pas sombrer au fond de l'océan.

C'est ainsi qu'à mille lieues des rives de Grand Manan dans la Baie de Fundy, dans un endroit jusqu'alors inexploré, Stan et  Bob sont descendus du Louis et ont mis le pied sur la surface irrégulière d'une banquise pour la cérémonie solennelle. Sous les regards des spectateurs alignés sur le pont du Louis et des passagers de l'hélicoptère du navire, le premier drapeau officiel de l'île et le drapeau de la Garde côtière canadienne ont été plantés, le temps d'une brève séance de photo.

Ayant réalisé un rêve mûri pendant plus de 20 ans, Stan contemple avec fierté les drapeaux qui flottent au vent et leur dit adieu avant qu'ils ne s'effacent au loin et disparaissent dans la blancheur ambiante. C'était son grand jour, le jour de gloire de sa communauté et un autre fleuron dans l'histoire de l'humanité.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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La montagne sous-marine (Le 16 septembre)

Si vous avez suivi le parcours du Louis et du Healy, vous avez dû vous demander si les pilotes de ces navires ne conduisaient pas en état d’ébriété. Tous ces zigs et ces zags ne sont pas dus à l’utilisation de la boussole du Capitaine Jack Sparrow des Pirates des Caraï bes. Pourtant, c’est grâce à ces détours empruntés, en suivant une vieille carte russe, que nous sommes tombés sur un trésor exceptionnel.

En contemplant l’unique courbe isohypse de 3 000 m indiquée sur le plancher ultraplat du Bassin Canada à quelque 3 800 m de profondeur, les chercheurs de l’USCGC Healy s’ étaient demandés si elle ne marquait pas la présence d’une montagne sous-marine. Grâce à leur système bathymétrique à faisceaux multiples, ils ont « cartographié » cette anomalie bathymétrique qui figurait depuis des années sur les cartes maritimes.

À la différence des systèmes sonar à faisceau unique, qui donne des profils bidimensionnels en coupe du fond océanique, les instruments d’imagerie à faisceaux multiples peuvent produire des cartes en couleur à trois dimensions. Plus l’on descend en profondeur, plus la portée des systèmes imageurs est vaste. À la profondeur de l’isohypse, le système du Healy offre une couverture variant entre sept à dix milles marins de largeur. Le balayage complet prend six heures, mais la patience des scientifiques a été amplement récompensée.

À bord du Louis, le chef de l’équipe scientifique David Mosher contemple sur l’écran de son ordinateur  portable l’image colorée tridimensionnelle transmise par l’équipe du Healy. Pour David, le détour en  vaut la peine car la formation géologique nouvellement découverte a une hauteur qui dépasse le seuil des 1 000 m requis pour être classée dans la catégorie des montagnes sous-marines. Cela signifie qu’avec son sommet de 2 650 m, soit plus de 1 000 m à partir du fonds, et compte tenu de son emplacement géographique, la formation pourrait faire partie de la Dorsale Alpha, située au nord. David explique que la Dorsale Alpha est « plutôt un énigme », dont on ne connaît pas bien la genèse de la  formation. D’après les théories initiales, elle serait une ancienne dorsale d’expansion formée durant l’expansion originale de l’Océan arctique.

Pourtant, raconte David, les indices physiques, telles que les échantillons de roche basaltique prélevés dans la région, ne cadrent pas avec les modèles de formation de l’Arctique que connaissent les géologues. De nouveaux indices pourraient indiquer ultérieurement que la Dorsale Alpha est un prolongement de la croûte continentale et qu’elle fait partie de la plate-forme continentale du Canada.

Pour le moment, la montagne sous-marine nouvellement cartographiée, avec ses coordonnées rectifiées (la carte russe ne la plaçait pas exactement au bon endroit), est une nouvelle réussite à inscrire sur l’ardoise de l’expédition de cette année -- et en plus, elle n’a pas encore de nom! Qui aurait cru qu’une vieille carte, une courbe isohypse anonyme et une navigation erratique allaient mener à la découverte d’autant de trésors aux coordonnées 81-31 Nord, 134-36 Ouest.

 

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Souvenirs (Le 16 septembre)

Voulez-vous avoir  un souvenir unique  de l’Océan arctique? Bien sûr, si vous voulez, vous pouvez rapporter un petit  morceau de glace bleue. Mais que diront vos amis si, pour admirer votre trophée, ils sont obligés chaque fois de plonger leur tête dans votre congélateur? D’ailleurs, si vous avez un congélateur comme le mien, votre morceau de glace risque de disparaître du jour au lendemain par une étrange opération de sublimation. Sinon, que diriez-vous d’un verre en mousse de polystyrène qui a  été soumis à la pression énorme du Bassin Canada? Les plongeurs sousmarins savent que, si les bouteilles de plongée vides sont un problème, c’est la pression de l’eau qui présente le plus grand danger.

Chaque fois que l’on descend de 10 mètres dans l’eau, la pression augmente d’une atmosphère, et cela se sent sur la combinaison de plongée. La combinaison épaisse destinée à l’exploration des eaux glacées de l’Arctique donne au  longeur une allure de Bibendum, mais l’impression de gonflage disparai t rapidement à mesure que l’on descend, car la pression  moule le néoprène contre le corps, rendant les mouvements plus aisés. Inversement, quand on remonte à la surface, la pression diminue et le néoprène reprend sa forme originale. Il n’en est pas de même pour les verres de polystyrène.

Le Bassin Canada a, en son centre, une profondeur de quelque 3 800 mètres, et la pression de l’eau au fond de l’océan y est d’environ 5 420 livres par pouce carré, soit 369 atmosphères. Pour des créatures comme nous, dont la tête est percée d’orifices -- les sinus -- il est impossible de descendre à une telle profondeur sans la protection d’une sphère solide bien conçue, genre submersible habité. Notre crâne et notre cage thoracique ne sont pas assez résistants pour protéger nos sinus et nos poumons contre une telle pression, sans parler des réactions physicochimiques à l’intérieur du corps. Les verres de polystyrène sont encore moins bien équipés.

Nous avons donc rempli un vieux sac d’oignons avec des verres de polystyrène personnalisés et nous l’avons attaché à un câble au-dessus de la rosette avant sa plongée dans l’océan. Environ trois heures plus tard, le sac est remonté, mais il n’est  plus rempli à capacité. C’est parce que les verres se sont ratatinés et ont maintenant les dimensions d’un dé à coudre. La souplesse inhérente de la mousse a disparu, la surface lisse est maintenant aussi râpeuse que du papier abrasif, et les verres qui n’ont pas été bourrés de papier absorbant avant leur plongée sont devenus difformes.

L’exploration des abysses arctiques par des submersibles habités et des véhicules télécommandés est extrêmement coûteuse. Nos verres miniaturisés constituent de précieux souvenirs d’un environnement particulièrement inhospitalier.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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Adieu (Le 17 septembre)

Désormais, quelle que soit la mer sur laquelle je naviguerai à l'avenir, je garderai à jamais la nostalgie de la glace, avec sa géométrie aux contrastes exquis -- amiboïde, conique, dentelée, angulaire -- et ses textures innombrables -- lisse, cristalline, caillouteuse, variolée, bouillie et mouillée. La glace a toujours capturé mon attention et frappé mon imagination: c'est à la fois une créature autonome, un plancher accueillant pour des prédateurs géants à quatre pattes et un plafond submergé pour des miracles antigel à nageoires.

C'est un paysage ni terrestre ni marin, mais glacé, un amalgame de bouillie salée de quelques millimètres ou des plaques d'eau fraîche de  plusieurs mètres d'épaisseur recouvertes d'un voile de givre cristallin. Le chemin du retour du NGCC Louis S. St-Laurent vers Kugluktuk est rythmé par l'écho du transducteur de 12 kHz des hydrographes, qui est le seul outil scientifique encore en marche. Toutes les autres pièces ont été nettoyées, enveloppées ou rangées pour le reste de l'année. Le nid de corbeau n'abrite plus les observateurs de mammifères marins, qui se sont  envolés en hélicoptère vers le rivage. Et à travers les Maritimes, Terre- Neuve et le Labrador, le nouvel équipage se prépare déjà pour leur prochain départ.

Les premières terres aperçues de l'avant tribord du bateau signifient que les secours ne sont  plus à des jours ou à des semaines de route, comme avant. La phase exploratoire du voyage a pris fin. Le traitement des données, les histoires d'ours blancs et de glace de cinq mètres d'épaisseur, les réunions avec la famille et  les échanges de cadeaux souvenirs du Louis et du Healy nous attendent à l'horizon. Tôt le matin du dernier jour, le nouveau capitaine sera le premier à monter à bord du Louis. Ce sera ensuite le va-et-vient incessant de la libellule mécanique qui transportera scientifiques et membres d'équipage vers l'aéroport de Kugluktuk. Lorsque l'avion amenant le nouvel équipage du Louis atterrira sur la piste de terre de l'aéroport et que les passagers en débarqueront pour s'étirer les jambes, les clés de l'hélicoptère changeront de mains. Le Capitaine Rothwell sera le dernier à quitter le navire, mettant fin officiellement à l'expédition et donnant le signal de notre départ de l'Arctique.

Dans l'avion de retour, tout le monde poussera un soupir de soulagement quand les roues décolleront de la piste. Les conversations seront brèves et rapides, entrecoupées de longs sommeils et de périodes de relaxation. Nous rentrons aux foyers : certains d'entre nous reviendront l'année prochaine, d'autres prendront leur retraite ou entameront de nouvelles occupations. Mais nous aurons toujours en commun ces six semaines d'exploration des eaux arctiques, tout comme les équipes qui nous ont précédés. Et nous remercions la providence que notre aventure commune n'ait pas été marquée par des épreuves ou des deuils.

Certains d'entre nous jouiront peut-être d'une brève célébrité après la conférence de presse par satellite de la semaine dernière. Mais les recherches menées cet été auront de profondes conséquences sur la façon dont les Canadiens verront leur pays dans le Nord, des terres jusqu'à la mer. Pour tous ceux d'entre nous qui ont abandonné leur vie confortable dans le Sud, pour passer six semaines à bord du Louis, ce fut une expérience inoubliable. Je n'y aurai renoncé pour rien au monde. Maintenant, quand je me retrouverai dans un cocktail et qu'on me demandera « Et qu'est-ce que tu as fait cet été? », je saurai quoi répondre.

Jusqu'à la prochaine fois, bon vent et bon voyage. Au revoir.

Lawrence Taylor, à bord du NGCC Louis S. St-Laurent.

 

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